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Les habitants portaient les robes amples, jaune et bleu, descendant jusqu’aux chevilles et les sandales de corde typiques des « Épris du Monde », ce groupe social d’enfumés dont il avait eu un aperçu sur la station Cabanon. Savoir que cette tranquille communauté de hippies serait sa prochaine étape avait quelque chose d’infiniment rassurant après son détour à la ferme : a priori, il risquait moins la lapidation qu’un discours lénifiant sur l’amour dû à la terre nourricière, la considération envers la flore hallucinogène et les merveilles au-delà du visible.
Deux « Épris du Monde » l’avaient repéré, un homme pâle comme un linge, à la barbe irrégulière, aux cheveux longs, blonds, presque blancs, et une femme à peau d’ébène dont la crinière aile de corbeau se parait de délicates ondulations bleutées. Empreints d’une sérénité toute chimique, ils abordèrent le véhicule qui se garait. L’odeur qui émanait des déjections étalées un peu partout sur le plastinex cabossé de la carrosserie les arracha néanmoins à leur engourdissement cérébral : ils reculèrent vivement en avisant les dégâts, s’interrogeant sur le sens caché derrière toute cette misère ou si un phénomène météorologique inédit leur avait échappé.
Gustave sortit du glisseur avec un grand sourire carnassier de commercial en vadrouille.
— Je vous offre mon respect, collègues !
Les consignes de politesse du douanier de l’astroport n’avaient apparemment pas plus cours au village des « Épris » qu’à la ferme des « Purs ».
— Pas de respect, mon frère, de l’amour, juste de l’amour, dit l’homme. Offre seulement du putain d’amour, mon frère !
Calmement, il empoigna Gustave par les épaules et lui déposa un baiser sur les lèvres, très appuyé. Avant que ce dernier, sidéré, ne réagît, la femme enchaînait avec un même salut, plus humide néanmoins.
Surpris, Gustave déclara qu’il était également enchanté, mais qu’il réservait l’amour pour des occasions bien précises et que dans l’immédiat un bonjour sincère suffirait. Le couple le fixa aussitôt avec des yeux de poisson mort et un sourire aussi rigide que nigaud : visiblement, il y avait un certain délai entre la réception de l’information et le traitement des données, preuve qu’un puissant inhibiteur des transmissions synaptiques était à l’ouvrage derrière ces regards bovins.
Le sentiment vint à Gustave, une fois de plus et toujours inquiétant, que les anormaux de tout l’espace humain avaient échoué sur cette planète suite à une tempête cosmique ou quelque bizarrerie intersidérale : il n’avait pourtant pas eu vent d’un exode général des simplets, d’une transhumance des veaux, d’un bannissement d’ampleur galactique qui aurait expliqué cette colonisation de la bêtise. Sinon la possibilité existait aussi que de redoutables virus grignoteurs de cerveaux sévissent sur ces terres gringolardes.
— Je recherche un individu qui pourrait être passé par votre village…
— Le village ? fit l’inconnu d’une voix molle.
— Oui, ici, répondit Gustave. C’est bien un village ?
La jeune femme eut cette réponse assez singulière pour un non initié :
— Non.
Instantanément, Gustave sentit poindre une difficulté :
— Aïe ! petit problème sémantique ou intellectuel… Reprenons, si vous le voulez bien : « non, ce n’est pas un village », ou « non, je ne comprends rien » ?
— Non, ce n’est pas un village, reprit-elle, c’est notre « complexe rural ».
— Ça rassemble pourtant drôlement à un village, insista Gustave.
— « Complexe rural » est plus respectueux, expliqua la femme. Les mots « village » et « villageois » sont prohibés, car connotés péjorativement. Pour les Urbains, ils sont synonymes de « cambrousse » et de « paysan », autres termes dépréciatifs, ce qui dévalorise les hôtes des bois, des champs et des campagnes, êtres humains et gentils animaux qui s’aiment et vivent en harmonie, sur et sous la terre, dans l’eau et dans les airs.
— Et c’est mal, ajouta le compère.
— Très mal, insista sa compagne en hochant gravement de la tête.
Gustave craignait qu’ici encore se faire comprendre exigeât des efforts et se payât de sueur.
— Je vois, mais s’il n’y a plus de « villageois » dans les « villages », qui habite ces « complexes ruraux » ? Les « complexés » ?
— Les Ataraxiens, car tu es à Atarax, dit la femme. Les termes génériques sont dépréciateurs, ils étouffent les singularités sous la chape du conformisme. Et il ne faut pas.
— Non, il ne faut pas, approuva l’homme. Tu dis tellement vrai, chère amie.
Il leva une main lasse, geste qui sembla lui demander un terrible effort, et ajouta :
— Pour répondre à ta question, mon frère, nul individu ne passe par Atarax, car l’individu n’est rien, il n’existe pas, il n’y a que l’« Être »… L’Être s’écoule dans un monde qui… qui…
Gustave profita de ce que l’homme cherchait des mots qui, certainement, jamais ne lui viendraient, pour s’expliquer.
— D’accord… Mais un « Être » a pu passer. Celui dont je parle est un grand gaillard, genre dépendeur d’andouilles qui…
Le jeune Ataraxien l’interrompit aussitôt sur un ton monocorde qui faisait craindre un proche évanouissement.
— Il n’y a pas de dépendeur d’andouilles à Atarax, mon frère, seulement des Êtres, des Êtres-frères et des Êtres-sœurs, des Êtres-Amour, car ne vivent en ce monde que des frères et des sœurs qui s’aiment.
— Qui s’aiment vachement, précisa la jeune femme. Et des animaux aussi, qui sont gentils.
Son acolyte approuva avec un sourire mou et les yeux humides de tendresse.
— Tu as tellement raison, chère âme.
— Des frères et des sœurs qui s’aiment ? intervint Gustave. J’espère que c’est une façon de parler.
— Ici, on ne parle que d’amour, dit l’homme le regard embrumé.
— On n’en parle pas seulement, on le fait aussi, précisa sa compagne.
— C’est incroyable, tu as encore raison, acquiesça son camarade absolument admiratif. On le fait et c’est très bon.
— Des fois, ça fait aussi un peu mal, rectifia la jeune femme.
Il n’échappait pas à Gustave que la conversation s’avérait aussi compliquée qu’à la ferme des Touffu, même si plus apaisée. Il devait obligatoirement s’exprimer le plus simplement possible, rester toujours accessible, et vigilant quant à l’emploi des mots.
— Et bien, un « Être-frère » s’est peut-être invité dans votre « complexe rural », dit-il. Ça vous évoque quelque chose ?
— Doucement, mon frère, dit la femme, il est temps de nourrir nos corps avec les produits de la terre, notre mère la Terre qui nous aime. Joins-toi à nous ! Tu nous raconteras ta vie, tes errances, ton but, ce qui te guide, et nous te chanterons des chansons.
— Oui, car la vie est musique et l’amour est chanson, confirma l’homme absolument ravi.
Gustave accepta volontiers, sauf les chansons : il n’avait rien avalé depuis sa duplication mémorielle à la clinique de la station, sinon dans la navette deux biscuits trop secs qu’il avait d’abord pris pour des petits galets peints décoratifs.
Les membres de la communauté se rassemblèrent d’un pas somnolent de zombies sous narcotique au son des gongs et des flûtiaux numériques. Cette sympathique bande de chevelus mal épilés, lurons aimables portant sandales et tunique, aux allures de doux rêveurs, n’apparaissait point trop crasseuse, mais pas toujours propre non plus, et sentait assez fort la nature, surtout la nature décomposée.
Gustave se retint de sourire : ses hôtes adoptaient, au point d’en paraître caricaturaux, les schémas comportementaux les plus éculés des mouvements babas historiques. Mais à la différence des « Purs » croisés dans la matinée, ce groupe prônait a priori la tranquillité de vivre, la tolérance et l’amour libre, ce pourquoi Gustave leur octroya sa condescendante bienveillance.
La jeune femme qui l’avait accueilli lui prit le bras :
— Suis-moi, mon frère, Félix doit d’abord t’accorder sa bénédiction. Ensuite tu partageras notre repas.
— Qui est Félix ?
— Notre maître spirituel, le guide d’Amour de notre communauté.
Le « maître » logeait dans une cahute de plastinex agrémentée de voilages et d’une multitude de rubans multicolores flottant au gré des courants d’air. La femme poussa la porte, mettant aussitôt en branle un carillon en bambou dont le tintement horripilant ajouta une note agaçante à l’ambiance plutôt kitch. Gustave pénétra dans l’unique pièce qui sentait fort le renfermé et les pieds, cela en dépit de l’opaque brouillard sternutatoire de fumée d’encens et autres cancérigènes à fumigation qui bloquait toute visibilité au-delà de trois mètres.
L’endroit était comme rangé après un lancer de grenades, à savoir en parfait désordre, sommairement meublé d’épais tapis et de quelques coffres. S’y trouvait aussi un lit à baldaquin plutôt incongru avec, vautrée dedans, ô surprise ! une demoiselle très peu vêtue, en fait juste vêtue de ses poils et d’un bronzage impeccable, à peine sortie de l’adolescence, occupée à faire une furieuse gâterie buccale à gorge déployée à un vieux barbu également nu des cheveux aux ongles des pieds, pourvu d’un organe aussi raide que bien proportionné, et pour qui l’actuelle extase ne devait rien à la chimie de synthèse : maître Félix.
Médusé, Gustave amorça un recul.
— Oh merde ? Je dérange ?
Ce faisant, il se heurta à la femme qui l’avait conduit et se tenait immobile et rêveuse sur le pas de la porte.
— Je vais attendre dehors qu’on passe à table, dit-il, je crois que votre patron en est encore à l’apéritif !
— Non, mon frère, entre en paix. Aglaé communie avec Félix.
— Vous êtes sûre ? Ça me gêne un peu.
— Oui, va.
— Attention, je vous préviens, moi je ne communie pas !
Absolument fasciné autant qu’embarrassé, Gustave guettait l’aboutissement de cette « communion » originale, lorsque la jeune Aglaé se prendrait inévitablement le sacrement dans les gencives.
Ce qui ne tarda pas. Il y eut un cri terrible, une jouissance sauvage qui faisait craindre un possible arrêt cardiaque. L’orgasme fut si violent que le vieillard, trop crispé, écopa de soudaines crampes aux mollets. Enchaînant plaisir et douleur dans une décharge dantesque, il poussa un beuglement de souffrance qui résonna dans tout le village, affolant les oiseaux et les animaux de la forêt. Des gesticulations désordonnées du vieillard, la jeune Ataraxienne qui venait de contenter le « maître » hérita d’un sévère coup de genou dans les mandibules en plus de pas mal de centimètres cubes d’autre chose. Elle bascula cul par-dessus tête — derrière qu’elle avait fort joli d’ailleurs, ferme et musclé — en dehors du lit pour s’étaler sur les tapis, à moitié sonnée.
À l’extérieur, les cris aspirèrent machinalement des dizaines de curieux vers la cahute du « maître ». La fille, après avoir frotté sa mâchoire endolorie, s’échina à masser à nouveau le vieil homme, les mollets cette fois. Dès qu’il eut récupéré de son orgasme et de ses crampes, le dénommé Félix, en sueur, essoufflé et les yeux larmoyants, invita Gustave à le rejoindre.
— Entre, gamin, si tu es porteur d’amour, tu es le bienvenu à Atarax.
Il régnait sur Gringol une atmosphère de folie douce assez angoissante. Gustave s’exécuta, presque timidement, pendant que la jeune femme finissait d’éponger les dégâts à quatre pattes, autant sur elle que sur les couvertures, avec une grande serviette de coton jaune canari.
— Je crois que côté amour, vous êtes déjà servi, dit-il.
Le vieillard se leva en boitant et, avec l’aide de sa maîtresse, passa une tunique cent fois ravaudée. Il saisit Gustave par surprise et l’embrassa fermement sur la bouche, un long baiser auquel ne manquait que la langue.
— Soit le bienvenu, mon frère, fit Félix en desserrant son étreinte.
Il sentait la sueur axillaire et le vieux rot. Yeux écarquillés, Gustave reprit son souffle.
— Euh… oui, bonjour…
La main fripée du gourou claqua la croupe tendue de la jeune femme qui se tenait, muette et souriante, à ses côtés.
— Si ça te tente, il y en a pour tout le monde. Ici l’amour est roi !
Il grimaça. Les crampes l’avaient visiblement secoué.
— Plutôt la luxure, non ? répliqua Gustave.
— Aussi. Mais vas-y, régale-toi ! Le souci, c’est que nous sommes en pleine « Quinzaine du Chalumeau », à cause de ces emmerdeurs de « Tourlourous Méritants », alors cette petite chérie ne peut pas donner toute sa mesure. C’est sympa la turlutte, mais quinze jours de ce régime, c’est vite chiant.
La rude franchise de maître Félix désarçonnait quelque peu Gustave.
— Et bien… non merci. C’est vraiment aimable, mais inutile d’insister.
— Te gêne pas. Tu sais, Aglaé est une grande fervente, elle dit jamais non. Elle a un don, on peut pas expliquer ! Elle a une façon d’enrouler sa langue autour de ta…
— Oui oui, je vous crois. C’est tentant, mais non.
À en juger son regard éteint, la fille aurait indifféremment proposé son corps ou une crêpe au sucre au premier venu. Elle accorda néanmoins à Gustave un gentil sourire, tout en se hissant sur la pointe des pieds pour le baiser de bienvenue.
Gustave lui rendit son sourire, mais recula sensiblement en se permettant une petite remarque.
— Euh… vous en avez encore un peu, là.
La jeune femme s’essuya machinalement les lèvres, nullement perturbée, et embrassa goulûment Gustave, sa langue allant jusqu’à se faufiler entre ses dents jusqu’à chercher les amygdales.
— Alors ? fit le gourou.
Effaré, Gustave se frotta énergiquement lèvres et langue avec une manche.
— Je vous assure, je ne fais pas de manières. C’est gentiment proposé et cette jeune femme… Aglaé, est très charmante, mais je suis juste venu me renseigner à propos de…
— Nous parlerons de ça après, coupa le vieillard. D’abord je te bénis, ensuite on mange. J’ai une sacrée dalle.
Le gourou lubrique fit deux passes des mains au-dessus de la tête de Gustave en récitant un charabia musical.
— Tu te sens mieux, gamin ? dit-il content de lui, mais avec l’air de ne pas trop y croire.
Gustave remercia à la manière du scientifique spécialiste de la physique subatomique acceptant un grigri en pénis de singe séché des pattes crasseuses d’un chaman de la forêt.
— Vous pensez si ça fait du bien, depuis le temps que j’en rêvais.
— Tu ne me dis pas ça pour me faire plaisir sinon je le refais.
— Non, non, c’était super !
— Alors on peut aller bouffer !
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