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Fasciné, Hippolyte observait Nestor lui remplir son deuxième cocktail — un drink à base de técolac vieilli deux heures en barrique de carboverre ionisé — avec cette aisance virevoltante propre aux barmen, quand Antoine Jocasse se hissa sur le tabouret de bar à ses côtés. Hormis eux trois, le salon panoramique était désert. Le capitaine avait les traits tirés et la mine soucieuse, proche du grognon. Hippolyte mit cela sur le compte d’une nuit agitée ou d’un échec galant.
— Vous attaquez déjà aux boissons fermentées ? grommela Antoine. Il est dix heures du matin.
— Il me fallait ça, répondit Hippolyte en portant le verre à ses lèvres. J’ai une bonne excuse, ça fait à peine une heure que je suis levé et j’ai déjà vu un mort. Croyez-moi, j’appréhende le reste de la journée !
— Oui, le commandant m’a informé de ce malheur.
— Qu’en pensez-vous ?
— Ce que j’en pense ? Rien. Je devrais en penser quelque chose ?
La réponse laissa Hippolyte plutôt interloqué :
— Et bien, vous êtes policier, non ?
— Parce que je suis policier, je devrais m’enquiquiner avec la mort d’un pauvre type ?
— Ben… tout de même ! Cette histoire devrait vous intéresser. Mais le commandant Pougnat ne vous a-t-il pas demandé d’enquêter à ce sujet ?
— Il l’a fait, mais je travaille au Haut-Commissariat à la Sécurité, pas à la police judiciaire, répliqua sèchement Antoine. D’ailleurs, il n’y a là aucun mystère, le gars est décédé d’une crise cardiaque, le mécadoc l’a confirmé. Le type se baladait, il a fait son malaise et il est tombé dans le panier, hop ! Affaire classée ! Sans compter qu’avec « Rodomont » à repérer sur ce rafiot, j’ai suffisamment de boulot.
— « Affaire classée », vous allez vite en besogne ! Vous ne trouvez pas ce décès étrange ?
— Parce qu’un mec a été retrouvé mort dans une panière de linge ?
— Par exemple.
— Non, ça ne me choque pas.
— Vous êtes drôlement efficace, dites donc !
— C’est comme ça. À propos, vous avez du nouveau pour moi ?
— Du nouveau à propos de quoi ?
— Vous savez, jouer les indiscrets, surprendre des conversations, des ragots, toutes ces choses qui me mettraient éventuellement sur la piste de mon bandit.
— Ah non, juste le mort de ce matin et aussi une bagarre au petit-déjeuner. Vous voyez, rien d’intéressant.
— Une bagarre ? Vous vous êtes battu ?
— Pas moi, messieurs Théodorin et Miserabile.
— Les deux culs-bénits ?
— Ils m’ont fait l’honneur d’une démonstration de pugilat, répondit Hippolyte en portant son verre à ses lèvres.
— Sans blague ? Et j’ai manqué ça ! regretta le capitaine.
— C’était vigoureux. C’est bien nourri un clerc, ça cogne fort.
— Le score ?
— Net avantage à Théodorin pour cette première reprise. L’Anathémiseur en a vraiment pris plein le museau.
— Vous aviez d’ailleurs pronostiqué cette dispute, déclara Nestor derrière son bar.
— C’est vrai, mais je n’ai guère de mérite, c’était couru. Notez que je ne serais pas surpris que nous assistions à un match retour.
— Pourquoi cette bagarre ? s’étonna le capitaine.
— Pourquoi ? sourit Hippolyte. Non, mais vous avez regardé les lascars ? Comment pensez-vous que des tordus pareils s’expriment sinon en se mettant sur la figure ! Ces deux-là, croyez-moi, vous pouvez les rayer de votre liste de suspects, ils sont vraiment trop bêtes !
— C’est sûr qu’ils font des efforts, mais avec Rodomont, on ne sait jamais, c’est un malin.
— Pour imiter à ce point la bêtise, être malin ne suffit pas, il faut du génie.
Antoine hésita puis se décida à commander à Nestor un verre du même breuvage qu’Hippolyte.
— J’ai très peu de temps pour faire sortir mon renard de sa tanière, ça se présente mal.
— Ne vous découragez pas, fit Hippolyte sur le ton du réconfort, tout peut arriver lors d’une croisière.
— Vous regardez trop les séries policières sur le réseau. Ces croisières sont simplement l’occasion pour les gens friqués de s’ennuyer entre eux et entre les mondes.
Le commandant Achille Pougnat pénétra dans le salon panoramique et vint les rejoindre au bar.
— Nestor, un thé… non, la même chose qu’eux !
Hippolyte l’intercepta aussitôt :
— Ah ! Commandant, je voulais justement vous parler.
— À quel sujet ?
— Au sujet des vêtements que vous m’avez fait porter dans ma cabine ! s’emporta Hippolyte. Ça ne va pas du tout ! Un vieux survêtement troué sous les bras et à l’entrejambe, des claquettes de piscine, un short si moulant qu’on distingue mon prépuce et qui me rentre dans la raie des fesses, un bermuda rapiécé, un pull-over défraîchi couvert de pubs, un tee-shirt trop grand, deux strings, un slip avec des taches suspectes qui ne sont pas parties au lavage, une paire de chaussettes dépareillées… Mais où avez-vous récupéré ces frusques ? Dans le débarras d’une association caritative ? Vous avez fouillé les poubelles des passagers ? Ou plutôt, oui c’est ça ! Vous m’avez fait une farce ? Avouez !
— Monsieur Hutin, j’espérais mieux, mais c’est tout ce que nous avons trouvé. Estimez-vous heureux, normalement, tout est recyclé. Et puis qu’est-ce vous vouliez, un costume de marque ?
— Je ne peux pas mettre ça, je ressemblerais à un clodo ! Je vais devoir faire les boutiques du bord. Je vous préviens, la compagnie me remboursera !
— Je crains de vous décevoir, mais il n’y a aucun magasin de vêtements sur cette ligne. Des parfumeries, des pâtisseries, des bijouteries, des commerces d’alcool et de dopes, d’accessoires de mode, d’alimentation, une pharmacie, tout ça autant que vous en voulez, mais pas la plus petite boutique de vêtements, même de prêt-à-porter. Nous ne faisons pas les îles, mais du service planète à planète.
L’information interpella Antoine Jocasse :
— Aucun magasin de fringues ? N’est-ce pas une hérésie commerciale sur un paquebot ?
— Ah ! capitaine, pensez-vous que je ne le sache pas ? déplora le commandant. Notre compagnie les interdit sur recommandation du ministère des Transports. Deux bonnes raisons à cela : l’économie de Briarée, notre destination, repose sur le tourisme de masse, le jeu et la mode. Il existe des conventions entre cette planète et les grandes compagnies spatiales : elles régissent strictement la concurrence et restreignent la vente d’articles d’habillement à bord des navires qui la desservent. D’autre part, Méta-Portage craint les émeutes les jours de solde, sans compter qu’à bord, c’est du duty free, alors vous pensez ! On a eu des problèmes par le passé, des détournements… Des blessés aussi. Croyez-moi, c’est impressionnant, il faut l’avoir vécu pour prendre conscience du phénomène. Non, c’est dommage, c’est un gros manque à gagner, mais c’est trop dangereux !
— Mais il est hors de question que je me présente vêtu comme un guenilleux devant les autres passagers ! s’exclama Hippolyte, de quoi aurais-je l’air ?
— Je ne vois qu’une solution, soupira le commandant, faire régulièrement nettoyer les affaires que vous portez.
— Évidemment. Et pendant ce temps, j’attendrais stupidement en petite tenue dans ma cabine.
— Je regrette, monsieur Hutin, mais je n’y peux pas grand-chose.
— Et vos fameux recycleurs, ils ne pourraient pas me confectionner une tenue correcte ?
— Nos unités de recyclage sont peu sophistiquées, juste adaptées au besoin du bord : un peu de linge, des serviettes, quelques matériaux de base et des molécules d’usage courant, mais pas de produits complexes et encore moins de prêt-à-porter. Un peignoir à la rigueur, des chaussettes…
— Décidément, vous ne m’êtes pas d’un grand secours !
— Monsieur Hutin, je voudrais vraiment vous aider, mais j’ai d’autres soucis.
— Qui n’en a pas ? grommela Hippolyte, regardez-moi !
— Vous me faites penser, dit soudain Achille en finissant son verre, je sais qui a saccagé vos affaires…
Hippolyte sursauta, ravi d’une prochaine inculpation de son voleur au tribunal de sa vengeance.
— Vraiment ? Qui ?
— Vous n’allez pas aimer.
— Dites toujours.
— Saturnin Loupiot.
Le visage d’Hippolyte Hutin adopta un teint d’hépatique.
— Vous plaisantez ?
— Non, je regrette. Un de mes employés a aperçu le gamin sur le pont « Élégance » à l’endroit où nous avons trouvé vos bagages. Il les aura chipés pour les mettre en pièces à la barbe du mécanon qui vous les avait montés. L’heure, le timing, tout concorde. Et l’ADN confirme. J’ai confié à l’infirmerie l’échantillon de… enfin de ce que vous savez, il correspond. C’est celui du môme.
Hippolyte était livide.
— Le petit monstre…
— Vraiment navré…
— Au fait, je vous avais dit que ce saligaud avait déféqué devant ma porte ?
— Non ? Vous êtes sûr ?
— Le capitaine est témoin.
Antoine Jocasse, qui écoutait discrètement leur conversation, ne put que confirmer l’animosité du jeune Loupiot.
— Oui, le môme est du genre farceur.
— Je m’étonne que les gens du ménage ne vous aient pas fait un rapport, ajouta Hippolyte. Il est donc si courant de trouver des… pardonnez le terme ! des merdes dans les couloirs de ce navire ?
Le commandant, très ennuyé, dut reconnaître que cela ne l’était pas :
— Je dirai que non.
— C’est quand même incroyable comme ce gamin vous en veut, déclara Antoine. Vraiment curieux, non ? Vous êtes sûr que vous ne l’avez pas un peu tripoté ?
— Oui, ça expliquerait bien des choses, ajouta Achille, la mine interrogative, presque suspicieuse.
— Non, mais dites donc ! s’insurgea Hippolyte. Ça ne va pas bien, non ?
— Même pas un petit peu ? insista Antoine. Dites-le franchement si vous vous êtes déculotté devant le gamin ! Vous savez, faute avouée est à moitié pardonnée.
Le soupçon scandalisa Hippolyte :
— Mais j’avoue que dalle ! Vous m’emmerdez à la fin, je vous dis que non !
— Ne le prenez pas mal, fit Achille.
— Et comment dois-je le prendre, s’il vous plaît ?
— C’était juste une question, continua Antoine.
— Questionnez plutôt ce petit crapaud !
— Moi je vous trouve bien vindicatif, fit le policier.
— Je pourrais l’être davantage ! répliqua Hippolyte bien près de sortir de ses gonds. Au lieu de faire des suppositions ridicules à mon sujet, demandez-vous plutôt pourquoi ce cloporte s’amuse à me persécuter !
— Holà ! Avec un père pareil, je ne m’en mêle pas ! déclara le capitaine Jocasse en se levant. Vous avez vu le colosse ? Il va gentiment sur ses deux quintaux de viande anabolisée. En plus, il n’a pas une gueule d’ami des animaux ! C’est même plutôt le gars à vous éplucher comme une banane pour un regard de travers ! Ceci dit, messieurs, j’espère avoir le plaisir de vous retrouver plus tard. Pour ma part, je vais piquer une tête dans la piscine avant le déjeuner. J’ai du travail !
— N’allez surtout pas vous claquer ! grommela Hippolyte.
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